Les rescapés de la Shoah au Québec – Survivants en terre étrangère
De 1940 à 1945, 6 millions de Juifs sont assassinés par les Nazis. Les rescapés du génocide ont survécu en fuyant ou se camouflant. Au milieu du chaos, seuls 4000 persécutés sont autorisés à émigrer au Canada. Remontons le cours de l’histoire en compagnie de survivants, à présent installés au Québec.
La guerre éclate le 1er septembre 1939 avec l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie. Dès lors, le monde entier ou presque participe au conflit. Le Canada entre en guerre le 10 septembre. Tandis que les nations s’entrechoquent, les peuples, tentent de survivre. En Europe, la terreur nazie étend son emprise sur de nombreux pays. Seule l’Angleterre résiste tant bien que mal.
La politique de Hitler est claire : agrandir son espace vital et utiliser les populations autochtones comme esclaves.
Le Führer définit une hiérarchie des peuples dans laquelle les Juifs se trouvent tout en bas. Leur sort est terrible : après les mesures discriminatoires, l’expulsion et l’enfermement dans des ghettos, leur extermination systématique est décidée par les Nazis en janvier 1942. Fuyant les persécutions, nombreux seront les israélites à tenter de rejoindre l’Amérique. Malheureusement, les visas sont donnés au compte-goutte : quelques centaines par an. A partir de 1939, ils se font encore plus rares. Durant toute la durée de la guerre, le Canada accepte 4000 enfants d’Israël, pas un de plus.
Fuir et se cacher pour vivre
Thomas Hecht fait partie des quelques chanceux à pouvoir entrer au Canada. Ce jeune Tchèque âgé de 11 ans en 1939, ses parents et sa sœur se sont d’abord réfugiés en Hongrie, puis à Paris en septembre 1939. Après l’invasion de la Belgique en mai 1940, la famille décide de fuir au Chili par tous les moyens. Elle se rend dans le sud de la France pour se mêler à l’armée tchèque qui fuit vers l’Angleterre. Déboutée, elle s’installe à Nice et continue ses démarches.
« Nous y avons séjourné de juillet 1940 à janvier 1941. Je suis allé à l’école jésuite où j’ai appris mes prières catholiques. Je connais bien mieux les prières catholiques que les juives encore aujourd’hui », explique Thomas Hecht.
Grâce au consul général du Portugal, Sousa Mendes et celui de Slovaquie, la famille obtient un visa de transit pour le Portugal, pays neutre dans lequel elle séjourne de janvier à novembre 1941.
Le consul de Lisbonne, ainsi que le gouvernement de la République Tchèque se débrouillent pour qu’un groupe de citoyens tchèques en transit à Lisbonne obtienne un visa pour le Canada : la famille Hecht en fait partie. Après un périple de près de six semaines, elle arrive à Montréal en décembre 1941.
« Nous avons obtenu un visa et dû signer un papier disant qu’il fallait quitter le Canada dès la fin de la guerre. Pour nous rendre au Québec, nous avons voyagé six semaines sur le célèbre Serpa Pinto. Il y avait à bord 1200 passagers, alors que le bateau était conçu pour en accueillir 350 », confie-t-il.
Après un périple de plusieurs semaines qui les mène au Maroc où des réfugiés montent à bord du bateau, aux Accores pour une prise de carburant, en République Dominicaine, à la Havane et au Mexique, les passagers arrivent à New York. Avant ça, ils auront aussi été arrêtés par un sous-marin allemand puis un destroyer britannique. L’accueil n’est pas des plus agréables : les Américains viennent de décréter que les visas ne sont plus valables ! La famille Hecht est donc transférée à Ellis Island et enfermée dans une cellule contenant 12 personnes dont des Nazis américains. Finalement, elle est libérée et arrive à Montréal le 31 décembre 1941.
Pour le jeune Thomas et sa famille, le cauchemar est terminé mais il ne fait que s’intensifier pour la plupart des Juifs d’Europe.
A des kilomètres de là, en Belgique, le jeune Marcel Tenembaum, 5 ans en 1940, vivra la majeure partie de la guerre caché dans l’appartement du patron de son père : « Pendant les deux premières années de l’occupation, c’était difficile : il y avait beaucoup de discriminations. En 1942, j’ai dû porter l’étoile jaune. Mon père qui était tailleur l’a cousue très soigneusement à mon veston. A partir d’août 1942, les Allemands ont commencé à arrêter les Juifs, c’est là qu’on a commencé à se cacher jusqu’en août 1944. Nous étions camouflés dans la mansarde de l’appartement appartenant aux employeurs de mon père. Pendant deux ans, je ne suis pratiquement pas sorti. J’ai beaucoup lu, environ sept livres par semaine. Je ne pouvais pas jouer dehors avec les autres enfants ».
Cette captivité a durablement marqué Marcel. « Aujourd’hui encore, je suis casanier : je me sens protégé chez moi. Par ailleurs, ça ne me dérange pas d’être le numéro 2 dans une organisation, car le numéro 1 est toujours la cible, celui que l’on voit. Il y a aussi certains sons, comme le passage des avions qui me rappellent la guerre », explique-t-il. L’enfant et ses parents échappent de peu à la déportation.
Le 4 août 1944, à la suite d’une dénonciation, ils sont arrêtés par la Gestapo qui les conduit dans un centre d’internement : « Notre arrestation a eu lieu au milieu de la nuit, vers 1 heure du matin. J’ai passé la nuit en prison au siège de la Gestapo avec d’autres Juifs. Le lendemain, on nous a mis dans un camion et nous avons été envoyés à la caserne Dossin, un lieu de rassemblement. 72 h auparavant, le dernier convoi pour les camps de la mort était parti. Pendant un mois, nous avons été détenus dans ce centre gardé par des soldats allemands et des flamands. Début septembre, il a été libéré par les alliés britanniques », raconte Marcel Tennembaum.
Sauvés par un policier
La famille Kutscher survivra pour sa part grâce à l’aide de Justes. D’origine roumaine, elle s’est installée à Paris au début des années 1930. « Notre père qui avait vécu la première révolution russe et la Première Guerre mondiale n’avait qu’un seul rêve : élever ses enfants dans un endroit libre. Il rêvait d’aller en Amérique mais il s’est arrêté en France en 1930, car on y prônait la liberté, l’égalité et la fraternité », confie Jean, l’un des fils Kutscher âgé de 13 ans en 1939.
La famille compte cinq enfants âgés de 9 à 20 ans en 1940. En 1941, le père est arrêté et conduit à Drancy suite à une dénonciation. L’un des fils est interné à ses côtés peu de temps après. Ils meurent tous deux à Auschwitz.
L’aîné né en Roumanie se cache, mais sa mère et ses frères et sœur se font arrêter lors des grandes rafles de l’été 1942 : « Notre famille a été arrêtée en août 1942. Des policiers nous ont emmenés au commissariat, Maman, Teddy, Yvette et moi. Un policier nous a sauvés la vie en nous disant de partir. Nous n’avons même pas pu dire au revoir à notre mère, elle est morte à Auschwitz. Teddy et moi voulions aller en zone libre mais il y avait Yvette. Nous l’avons laissée chez sa meilleure amie », confie Jean
« Ses parents ont dit : « Elle sera notre fille ». Ils m’ont enlevée l’étoile et m’ont élevée comme si j’étais leur enfant. Personne ne m’a dénoncée, je suis restée chez eux pendant cinq ans », témoigne Yvette.
Teddy et Jean s’installent chez leur tante à Limoges. Ils sont ensuite placés dans un centre de formation. Jean retourne à Paris en 1943 : « J’ai falsifié mes papiers et j’ai menti sur mon âge J’ai dit que j’étais né deux ans auparavant, j’ai aussi ajouté le prénom Robert. A Paris, j’ai travaillé comme vendeur puis j’ai été réquisitionné par le STO (Service du Travail Obligatoire) à la fin de l’année. Le médecin qui m’a fait l’examen médical n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout, heureusement sinon il aurait vu que j’étais circoncis ! Je suis donc devenu matelot sur une péniche. J’ai voyagé sur tous les fleuves d’Allemagne. Ensuite, nous avons été délivrés par les alliés. »
Le Québec, terre d’exil
Au cours de la guerre, les Juifs sont peu nombreux à pouvoir trouver refuge au Québec. Thomas, l’un de ces rares chanceux, se souvient de son arrivée : « Les difficultés étaient nombreuses. Nous n’avions pas de sous, juste assez pour survivre. Les lois canadiennes ne permettaient pas aux Juifs d’aller à l’école française donc je suis allé à l’école anglaise dans une classe latine. Mon père est allé travailler dans une usine. Notre culture européenne était vraiment différente : c’était un choc culturel. Nous étions déjà des étrangers en Europe occidentale mais cela restait l’Europe. Et puis, nous ne connaissions personne au Canada. Nous n’étions pas accueillis d’une manière très chaleureuse que ce soit par les francophones, les anglophones ou la communauté juive. Les gens ne savaient pas ce qui se passait en Europe, ils ne connaissaient pas le monde. Ils n’arrivaient pas à imaginer la guerre, les combats, les bombardements, l’exode. A 12 ans j’avais déjà vécu cela mais je ne pouvais pas le partager. Les Allemands m’ont enlevé ma jeunesse. »
En 1943, 80 % des Canadiens sont opposés
à la venue de réfugiés
Comment expliquer que le Canada ait accepté si peu de persécutés ? Pour l’historien Pierre Anctil, le contexte économique est la principale explication. « En 1929, lors de la crise économique, le taux de chômage explose et tourne autour des 30 %. Les restrictions sont générales et sont encore plus sévères envers les Juifs. » Comme Thomas, « la plupart des israélites arrivant au Québec sont originaires du Portugal, de la Grande-Bretagne et de l’Espagne », explique encore l’historien. Notons cependant que les organisations philanthropiques juives, Canadian United Jewish Refugee et War Relief Agencies tenteront de faire venir des enfants juifs de France en 1942. Les délais et la paperasserie imposés par le gouvernement canadien causeront l’échec de la mission. En 1943, selon un sondage d’opinion publique, 80 % des Canadiens s’opposent à la venue de réfugiés européens. Ce désintérêt du sort des Juifs est symbolisé par la conférence des Bermudes de 1943. Elle se termine sans qu’aucun pays ne soit obligé d’accepter des Juifs européens.
Juste après-guerre, il est encore difficile d’immigrer au Canada en raison des longues procédures administratives. Les choses changent à partir de 1948, date à laquelle 180000 réfugiés sont acceptés au Canada.
« 1948, 1953 et 1954 sont des périodes de forte immigration juive. Au cours de ces années, le Canada devient l’un des pays comptant le plus grand nombre de Juifs. Aujourd’hui un tiers des israélites du Québec est constitué de descendants ou de survivants de la Shoah », affirme l’historien.
La libération de la parole
Durant ces années 1950, la vision des Canadiens vis-à-vis du peuple hébreu évolue. Selon Pierre Anctil, une certaine forme d’antisémitisme existait au début du 20ème siècle : « L’antisémitisme était favorisé par l’église catholique et était alimenté par l’affaire Dreyfus, mais elle concernait surtout les gens instruits, or, beaucoup de Québécois de l’époque étaient peu éduqués. Dans les sociétés québécoise et canadienne, il y avait une politique d’exclusion envers les non européens. Les Juifs européens étaient admis mais craints. »
La révolution tranquille des années 1950 change les choses. Les références religieuses deviennent secondaires, la langue est privilégiée. Le contexte est également différent : le Canada est un pays prospère, les Québécois sont de plus en plus éduquées donc ont moins de préjugés, l’église de l’après Vatican II est aussi plus ouverte et moins influente.
Marcel fait partie de ces Juifs européens à avoir émigré au Québec dans les années 1950, il se rappelle que les choses n’étaient pas toujours simples : « Je suis arrivé au Québec à l’âge de 16 ans en 1951. Mes parents avaient peur que la guerre froide ne devienne chaude. A mon arrivée, les Juifs ne pouvaient pas aller à l’école francophone. La communauté juive du Québec se sentait un peu coupable vis-à-vis des survivants de la Shoah, mais se plaignait pourtant d’avoir eu des difficultés tels que le rationnement ! Notre histoire était si horrible qu’ils ne voulaient pas nous croire. Nous avons donc cessé d’en parler jusqu’en 1961, lors du procès d’Eichmann. »
Pendant longtemps, les survivants du génocide ne sont pas entendus et préfèrent se taire. Leur parole se libérera peu à peu, surtout à partir des années 1960. C’est à cette période, qu’est créée une association montréalaise qui réunit les survivants du génocide. Elle va tenter de préserver la mémoire de la Shoah, de rendre hommage aux victimes et de combattre toute forme d’activité néonazie.
Le Québec continua d’avoir une émigration juive conséquente dans les années 1960 et 1970. Montréal abrite pendant les années 1960, la plus grande communauté juive et la plus importante population de survivants au Canada. En 1965, Yvette s’y installa, elle est rejointe par son frère Jean en 1971. « Mon frère Teddy et ma sœur Yvette ont ouvert une concession Renault dans les années 1960. Ils ont insisté pour que je vienne. Je suis arrivé à Montréal en 1971 et suis également rentré chez Renault. Tout de suite, ma femme et moi nous nous sommes très bien intégrés », mentionne Jean.
Les nouveaux Canadiens
Les quatre survivants de la Shoah se sentent aujourd’hui des Canadiens à part entière. Jean loue la tolérance des Québécois. « Cela fait 40 ans que nous habitons ici et jamais, nous n’avons subi de discriminations. Nos meilleurs amis sont Canadiens. Je me sens plus Québécois que Français ! » Thomas Hecht pour sa part, tente de rapprocher les communautés juive et canadienne. « Je me sens Canadien, j’ai la citoyenneté canadienne depuis 1948. Toutefois, j’ai conservé des liens avec l’Europe. Pour mon travail je m’y rendais deux fois par mois et j’y ai vécu dans les années 1950. Je me suis dévoué au rapprochement des communautés culturelles québécoise et juive. Je suis le président de plusieurs associations et proche de nombreuses personnalités québécoises. J’ai été le premier Juif à être nommé à la caisse de dépôts et placements du Québec et à avoir amené une délégation québécoise en Israël. »
Pour Pierre Anctil, l’histoire de la Shoah qui a coûté la vie à 6 millions de personnes est de plus en plus connue des habitants du nouveau monde. Beaucoup d’écoliers visitent chaque année le Musée de l’holocauste de Montréal. Celui-ci a été créé en 1979, en raison notamment des affirmations négationnistes de personnages néonazis comme Ernst Zündel. Sa vocation est double : enseigner et commémorer.
En 1939, 70 000 Juifs vivaient à Montréal, aujourd’hui ils sont 90 000. Toronto en compte désormais le double. « Beaucoup y ont émigré dans les années 1980 car l’économie y était plus performante et les offres d’emplois plus intéressantes », explique Pierre Anctil. Pour ce dernier, les Juifs sont les premiers à avoir incarné le changement au Québec. Leur importance dans le commerce et l’ouverture à la modernité est considérable. Aujourd’hui, ils ont leur place à part entière dans la Belle Province.
En ce 5 janvier 2018, c’est avec tristesse que j’apprends la nouvelle du décès de Jean Kutscher
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